Un roman qui trouve un écho dans l'actualité. Des hommes et des femmes qui se révoltent, qui réclament la liberté et la démocratie... Si elle avait vécu aujourd'hui, Kamleh aurait certainement fait partie de ces mouvements.
Toute une histoire – Hanna el-Cheikh
C'est l'histoire de sa propre mère, Kamleh, et de son destin digne d'un roman que Hanna el-Cheikh raconte ici.
Kamleh est née dans les années 30 dans un village chiite du sud du Liban. Sa mère, mariée une première fois a eu des enfants de cette union. Remariée à un homme plus jeune qu'elle, elle a deux enfants, Kamleh et son frère Kamel. Quelques années plus tard, son mari la répudie et la laisse sans un sou. Abandonnée elle n'aura de cesse de réclamer sa pension et vivra d'expédients en attendant. Mais les choses ne se passent pas comme elle le veut et ne pouvant ni nourrir ses enfants ni les envoyer à l'école, elle décide de partir chez une de ses filles – issue de son premier mariage - à Beyrouth.
C'est ainsi que Kamleh rencontre son autre famille : ses sœurs mariées, un beau-frère brutal, l'autre dévot et pingre, un frère autoritaire qui la surveille, et un autre artiste et plus doux, sans compter les nombreux neveux et nièces.
Kamleh est une enfant curieuse qui d déjoue la surveillance de sa famille pour aller jouer dans le quartier et explorer la ville. Elle découvre ainsi le cinéma égyptien qui la fera rêver et dont les personnages et le rêve qu'ils lui procurent l'accompagneront toute sa vie.
Kamleh est bien loin d'être la petite fille obéissante et soumise attendue par son entourage, mais son manque d 'éducation la conserve dans un grand été de naïveté. C'est pourquoi, après la mort prématurée d'une de ses sœurs, alors qu'elle a 11 ans, sa mère -comme le reste de la famille – lui demande d'aller réciter une petite phrase devant une assemblée d'hommes. Elle se débarrasse de cette corvée pour retourner plus vite jouer sans savoir qu'elle vient de sceller son destin : elle sera la femme de son beau-frère, homme très pieux et beaucoup plus âgé qu'elle.
A sa demande souvent renouvelée d'aller à l'école, on lui répond en l'envoyant comme apprentie chez une couturière. Cette dernière deviendra son amie et c'est chez elle qu'elle rencontre pour la première fois Mohamed, jeune homme romantique qui lui écrit des lettres et des poèmes que la couturière lui lira.
Lorsqu'elle comprend qu'elle va devoir épouser son beau-frère, elle fait preuve de ruse et d'imagination pour éviter ce mariage mais rien n'y fait, elle sera mariée à 14 ans. L'année suivante, encore enfant elle-même, elle deviendra mère d'une petite fille puis d'une autre deux ans plus tard.
Toujours amoureuse de Mohamed qu'elle voit en cachette à force de ruse, elle ne peut toutefois se résoudre à faire ce qu'il espère : demander le divorce. Pourtant la vie est difficile entre cette relation qu'elle doit cacher et la peur qu'elle a de sa famille. Elle songe même au suicide : « (…) j'avais plus peur que mon frère apprenne que j'avais tente de ma suicider que de la mort elle-même. »
Quand elle finira par divorcer et vivre enfin avec son grand amour (mais elle aura pour cela dû renoncer à ses filles), elle devra encore faire sa place et montrer qu'elle est digne de respect. D'ailleurs, nombre de femmes en dehors de sa famille sont solidaires. Ne vivent-elles pas pour la plupart des mariages qu'elles n'ont pas voulu ? « Furieux, mon ex-mari et son fils « idéologue », Hussein, interdisent à mes filles de venir chez moi. Finalement elles trouvent toujours le moyen de s'échapper quand elles jouent dans la ruelle. Et moi je vais rencontrer la directrice de leur école pour lui demander la permission de les voir? Je lui explique que j'ai divorcé pour épouser l'homme que j'aime. Elle me félicite et me dit que je suis « courageuse » ».
Courageuse, oui, mais aussi rebelle, insolente, débrouillarde, rusée, obstinée, amoureuse, aimante, joyeuse, tels sont les qualificatifs qui viennent à l'esprit quand on pense à Kamleh. Malgré tous les obstacles, elle n'a jamais rien lâché.
Quand plus tard elle s'est rapprochée de ses filles, elle a demandé à Hanan, devenue écrivain, d'écrire son histoire, à elle l'analphabète. Cette dernière ne le fait pas, pas avant longtemps. Quand enfin elle prend la plume, c'est à sa mère qu'elle finit par donner la parole. « Je me suis mise à marmonner : « Et voilà Hanan en train d'écrire sur sa mère. Sa mère qui a souffert et aimé, s'est enfuie, a affronté les traditions et les mœurs de son milieu ; sa mère qui a fait du mensonge un jeu, une facétie, et de son imagination un acte de sincérité ». J'ai écrit la première phrase : « Je vois ma mère et mon oncle Kamel courir derrière mon grand-père ». Mais je me suis tout de suite arrêtée. A moins que ce ne soit ma mère qui m'ait arrêtée. Je l'entendais insister pour dire elle-même son histoire. Elle ne voulait pas de ma voix ; elle voulait sentir les battements de son cœur, ses angoisses et ses rires, ses rêves et ses cauchemars. Elle voulait revenir au commencement avec sa propre voix. Elle était heureuse de pouvoir enfin être la narratrice... C'est ma mère qui a écrit ce livre. C'est elle qui a déployé ses ailes pour prendre son vol. J'ai juste soufflé le vent qui l'a emporté e dans ce long voyage. »
Et c'est un récit éblouissant qu'elle nous donne à lire sur sa mère mais aussi sur toutes ces femmes éprises de liberté dans un pays et une époque qui leur en laissait si peu. Mais est-ce que les choses ont bien changé depuis ?
Ce récit est souvent très drôle, traversé de poésie, d'une incroyable soif de vie, de rêves portés par les héroïnes de cinéma, de saveurs et d'odeurs d'Orient.
Cette parole que Hanan el-Cheikh donne à sa mère lui a permis de la rencontrer vraiment . « Longtemps nous n'avons eu que des relations superficielles ; en écrivant le récit de sa vie, je me suis rendu compte du courage qu'elle a eu. Elle était féministe avant le mouvement des femmes en Europe, un chiite du sud du Liban ! »