Voici le premier billet de la ronde de livres entre la Bretagne, la région Centre et la Belgique, avec Jeneen, l'initiatrice bretonne, et Anne, la Belge du trio. Par déduction vous savez où je me trouve, fins limiers que vous êtes !
Je débute donc ma ronde avec un roman belge de Jacqueline Harpman envoyé par Anne. .
La Plage d'Ostende– Jacqueline Harpman
Une histoire d'amour, un homme, une femme, une plage...oui, mais on est ici bien loin du chabadabada...
J'ai failli m'ennuyer au début. Je trouvais l'écriture un peu démodée, datée, très « années 50 » si vous voyez ce que je veux dire. Des descriptions de salons, de mondanités, de toilettes, de convenances dans le milieu bourgeois du Bruxelles des années 50 et 60. Et puis je me suis laissée prendre dans les filets d'Emilienne, cette jeune fille si déterminée. Elle a tissé sa toile autour de moi tout comme elle l'a fait avec Léopold. … et je n'ai plus pu lâcher ce roman si particulier.
« Dès que je le vis, je sus que Léopold Wiesbek m'appartiendrait. J'avais onze ans, il en avait vingt-cinq...je lus ma vie sur son visage et d'un instant à l'autre, je devins une femme à l'expérience millénaire. »
Émilienne, 11 ans, est la fille unique d'une femme d'une grande beauté. Sa mère l'oblige à la suivre dans les salons mondains où il arrive qu'on parle d'art. Émilienne suit, sans enthousiasme, pour plaire à sa mère. Cette mère obsédée par son physique et par l'âge qui avance, cette mère qui voudrait tant qu'Émilienne aime porter de jolies robes et se montre plus féminine.
La petite fille sait bien qu'elle n'est pas aussi jolie que sa mère, d'ailleurs on se plaît toujours à lui demander quand est-ce qu'elle se décidera à devenir jolie.
Peut-on décider de devenir jolie ? Pour Émilienne il n'y a pas de doute. Le jour où son regard se porte sur Léopold, jeune peintre talentueux mais encore inconnu, elle décide qu'il sera à elle, rien qu'à elle. Léopold est beau, très beau. Ses yeux gris font chavirer la petite fille de 11 ans. Il est si beau qu'il est très courtisé et ne manque pas de maîtresses. Émilienne décide alors de devenir belle, afin que Léopold ne voit plus qu'elle et n'aime plus qu'elle.
La métamorphose est lente bien sûr, il lui faut attendre de ressembler à une femme, d'avoir des formes. Mais elle est déterminée et commence à tisser sa toile pour non pas attirer l'attention soudainement du jeune peintre, mais pour qu'il découvre qu'elle est là, qu'elle est une évidence, qu'elle est lui.
L'auteur prend le temps d'exposer le dessein d'Émilienne, elle dissèque ses intentions, ses renoncements. Car renoncements il y a forcément. La jeune fille doit attendre sa transformation physique et, consciente que Léopold, sans fortune, doit trouver un moyen de travailler son art sans se préoccuper d'autre chose, elle accepte qu'il se marie avec une jeune héritière.
Elle profite de ce temps et de sa condition de « petite fille » aux yeux de tous pour s'imposer, l'air de rien, dans le paysage de Léopold. Elle devient son ombre, veut devenir une évidence dans sa vie. Ses parents ayant prêté une maison au peintre, elle est toujours présente quand il travaille, l'assiste, anticipe ses besoins, elle est comme le prolongement de sa main, de ses envies. A son insu, Léopold a intégré sa présence.
Lorsqu'ils deviendront amants, elle décidera de se marier elle aussi, meilleur moyen pour cacher leur liaison – on ne demande pas à une femme mariée où elle passe son temps quand son mari est au travail. Elle aura une fille de cette union, alors que Léopold n'aura pas d'enfants avec sa jeune femme si fragile.
Dans cette histoire, leurs conjoints respectifs ainsi que la fille d'Émilienne, et bien d'autres personnages seront sacrifiés sur l'autel de leur amour. Si Léopold a quelques scrupules vis-à-vis de sa femme parfois, il n'en est rien pour Émilienne. « J'étais de la race des maîtresses que les épouses peuvent agacer, jamais entraver, et entre la cruauté et le mensonge je n'ai jamais hésité ; mon seul regret est de ne pas avoir eu le pouvoir de tuer mes rivales »
Elle ira jusqu'à abandonner sa fille en Amérique où son mari l'aura entraînée un peu malgré elle, où elle n'aura jamais pu s'acclimater, son esprit continuellement tourné vers son amant.
Sa vie entière aura été consacrée à Léopold et à leur amour et quand il mourra, elle passera le reste de sa vie à penser aux années heureuses.
Jamais elle n'aura le moindre remord, jamais elle ne pensera aux vies sacrifiées , jamais elle ne pourra éprouver d'amour pour qui que ce soit d'autre, pas même sa fille qu'elle aura pourtant dû reprendre avec elle à la mort de son mari. Une fille qui passera sa vie à quêter l'amour d'une mère dont l' amant est l'unique objet de ses pensées et de ses actes.
J'ai trouvé le personnage de Léopold quasiment secondaire. Il est l'objet de toutes les attentions – des femmes mais aussi des amateurs d'art. Qu'en est-il de lui exactement ? Se rend -il vraiment compte, soudainement qu' Émilienne est une partie de lui, qu'il est fou amoureux, est-ce pour lui une évidence ? Il me semble en fait qu'il est plutôt l'objet de toutes les convoitises, qu'il subit sa vie et que le seul centre d'intérêt pour lui est sa peinture. Il accepte de se marier pour continuer à peindre sans se préoccuper d'autre chose. Il accepte la présence d'Émilienne parce qu'elle lui révèle sa peinture. Certes, il finit par aimer Émilienne, mais pas autant qu'elle l'aime lui, cet être qui relève quasiment du fantasme.
L'écriture de Jacqueline Harpam est très belle, véritable plaisir esthétique, envoûtant. Écriture qui fait vraiment vivre la transformation de cette petite fille en jeune fille, puis en femme, déterminée à réaliser son histoire d'amour. Le récit à la première personne fait voir ce personnage de l'intérieur et le rend encore plus calculateur et froid, mais paradoxalement donne encore plus d'intensité à sa passion. Émilienne ne regrettera jamais d'avoir été la cause du malheur de nombreuses personnes. Elle est cynique quand elle parle de la femme à la santé fragile de Léopold : « Moi, j'avais mon amant. Blandine avait la grippe » , ou encore « Elle aurait pu vouloir se battre, elle fit l'autruche sans penser que, la tête dans le sable, elle exposait ses membres mal protégés aux courants d'air et aux rhumatismes ». Tout ce qui se trouve entre Léopold et elle ne mérite que d'être au mieux ignoré, au pire broyé.
Cette passion est parfois dérangeante et il est difficile d'être en empathie avec Émilienne. Toutefois, si elle a écarté avec la plus grande détermination et la plus grande froideur les obstacles qui la menaient à Léopold, on se rend bien compte qu'elle aussi a fait des sacrifices. Celui de son enfance, de sa jeunesse, de l'insouciance, de la compagnie d'autrui, de sa fille. Cette fille dont elle parle avec une vieille connaissance à la fin de sa vie : « - [...] Je crois qu'elle veut que je lui dise que je l'aime. Par lassitude, un jour, j'y consentirai. Après tout, pourquoi pas ? Avec le temps, à force de louvoyer avec ma pitié pour cette fille mécontente, puis-je être vraiment sûre de ne pas l'attendre, et si un soir elle ne venait pas, de ne pas être déçue ? On sait si peu de chose sur soi, je n'ai voulu que Léopold. Esther m'impose de la connaitre, elle dit qu'elle y a droit, puisque je suis sa mère.
- La pauvre ! dit Henri Chaumont […] Oui, ma chère, on ne se remet jamais de sa mère. »
Quand on sait que Jacqueline Harpman était aussi psychanalyste, cette réflexion est très intéressante.
Juste en passant- et toujours côté psychanalyse - j'ai trouvé drôle que l'auteur donne son nom à un personnage, juste le temps d'une phrase. Qu'en penser ?
J'ai découvert qu'on pouvait retrouver cette histoire de La Plage d'Ostende proposée d'un autre point de vue dans un autre roman de Jacqueline Harpman : Du côté d'Ostende. Je pense que je retournerai à Ostende un de ces jours.
Merci à Anne de m'avoir fait découvrir ce roman belge d'une auteur très particulière, décédée cette année.
Ce roman est parti chez Jeneen, j'ai hâte de voir ce qu'elle en aura pensé.
Pour en savoir plus sur Jacqueline Harpman, sur Wikipedia et dans un article du Monde.