Taklamakan (Le Désert d'où on ne revient jamais) de Gérald Dumont
Editions Lansman – 2009
En 2006 le Théâtre de la Tête noire, scène conventionnée pour les écritures contemporaines (Saran – 45) a passé commande à plusieurs auteurs dans la cadre de « Partir en écriture ». Gérald Dumont a fait partie de l'aventure. Il a traversé la Russie par le transsibérien, puis la Chine entre Pékin et Kashgar. Six semaines de voyage et d'écriture, d'où naîtra la pièce
Taklamakan (Le Désert d'où on ne revient jamais), publiée en 2009. Cette pièce a reçu le prix de l'InédiThéâtre (prix des Lycéens).
Cette pièce est en fait une fable. Elle nous raconte l'histoire de Damien, la vingtaine, qui vient de gagner une grosse somme d’argent.
Il décide de rejoindre Pékin par le transsibérien, histoire de s’éloigner de ce monde « qu’il n’aime pas »... Il partage son compartiment avec Monsieur Martin, un homme plus âgé, qui communique peu mais se dit être « Monarque du Royaume autonome et nomade de Providence » et qui part rejoindre un village dans le désert du Taklamakan. Ces deux hommes n'ont apparemment rien en commun, mais le voyage va prendre une autre allure pour tous les deux et va transformer leur vie.
Damien est un personnage surprenant, énervant parfois, mais surtout attachant. Il ne cesse de parler, à Monsieur Martin, à lui-même. Il filme son voyage, il se filme, témoignant de ce qu'il voit et ressent. C'est une forme de carnet de voyage qui se crée sous nos yeux, et tout en racontant son voyage, Damien se raconte et se dévoile. Taklamakan (Le Désert d'où on ne revient jamais) est l'hstoire d'un parcours initiatique, celui de Damien qui finira par trouver sa place et devenir à son tour un royaume autonome.
Extraits :
DAMIEN :
Il est venu s’asseoir sur sa couchette, face à moi. Il a regardé dans le vide, comme d’habitude. Il ne m’avait pas encore adressé la parole.
Je n’allais pas m’offusquer. Avant, je m’offusquais.
Plus maintenant. Quand même !
Partager depuis quatre jours le même compartiment sans qu’il m’adresse la parole… quand même ! Pas la parole, rien, nada !
Il écrivait. Ça pour écrire, il écrivait !
Alors, j’ai filmé…
Il parle en filmant
Kilomètre 5200 depuis Moscou.
Cela fait maintenant longtemps que nous longeons une forêt de Berioschka. Ca veut dire « Bouleau » en russe. C’est très beau. Les arbres ont de jolies teintes automnales, comme en Bourgogne à la même saison. C’est un peu comme hier. La forêt, les bouleaux, exactement comme hier, et aussi comme avant-hier, au kilomètre 4000 à Krasnoïarsk… , mais pas pareil.
Il retourne la caméra vers lui.
Parce qu’hier, c’est jamais comme aujourd’hui, et pas pareil que demain.
MARTIN:
Vous êtes toujours comme ça ?
DAMIEN :
Comment « comme ça ? ».
MARTIN :
Con.
DAMIEN:
…Oui.
J’ai dit « oui », comme ça, sans même réfléchir. Faut être con, quand même !
J’ai dit « oui », et il est reparti, dans le couloir, un peu comme un type qui rentre chez SEDICO faire ses courses et qui ressort, satisfait, le panier plein, tranquille !
Je vous jure, j’ai failli pleurer de dégoût, de solitude et de tout d’un tas de bazar que je me trimbale depuis que je suis parti …et même d’avant que je parte.
Il m’avait offusqué. Cela faisait longtemps. Le con .
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DAMIEN:
Le paysage défilait : Des chantiers.
Ou plutôt un seul et gigantesque chantier où des hommes et des femmes protégés de foulards semblaient errer dans une poussière opaque.
Martin me regardait.
Ses yeux passaient à travers moi.
J’étais transparent. Il ne voyait que les immeubles, les hangars et les autoroutes en construction.
C’est une sensation étrange. Être rien.
Un jour, j’aimerais raconter ma vie.
J’aimerais que l’on sache qui je suis.
Je voudrais que l’on pense forcément quelque chose de moi.
Je ne demande pas que l’on dise « quel gars bien », ou « quel type formidable ! ».
Je ne veux rien de tout ça.
Je veux juste représenter quelque chose, pour quelqu’un.
Et puis, je voudrais bien que l’on évite de m’écraser la gueule tout le temps.
Parce que c’est comme ça que je la vois, ma vie. Je ne sais jamais d’où ça va venir, mais je finis toujours pas me faire écraser la gueule.
Je demande juste que l’on fasse attention à moi. Voilà. C’est ça. Je voudrais juste que l’on fasse attention à moi.
A l’aéroport, en quittant la France, je me sentais tout seul, tout triste de quitter je ne sais pas quoi d’ailleurs.
Alors, j’ai commencé à feindre un malaise. Comme ça, pour de faux, pour que l’on s’occupe de moi. Je voulais que l’on vienne à moi, que l’on me parle. J’ai commencé à me frotter le front, comme lorsque l’on ne se sent pas bien. Je me suis un peu balancé en faisait « Ho la la ! »
Personne n’a bougé. Personne ne me regardait.
Alors, j’ai laissé tomber. Faut dire que c’était idiot comme idée.
N’empêche, si on venait à moi, alors là, je ferais des choses bien, des choses formidables, juste si on venait à moi.
On me demanderait des choses toutes simples : « Ca va ? Vous aimez quoi, dans la vie ? Parlez-moi d’une de vos passions ? ». J’adorerais parler de moi. Mais vraiment ! Pas comme quand je donne mon avis chez SEDICO sur le fromage en tube ! Non ! On me poserait de vraies questions. Et puis, j’aimerais bien ne pas répondre que « oui, je vais bien », mais parfois « non, ça va pas » et dire pourquoi. Et que l’on m’écoute, et que l’on me prenne au sérieux.
C’est con ce que je dis ! Puis je parle dans le vide !
Création Janvier 2012
Avec Damien Olivier et Dominique Thomas
Sur scène, un capharnaüm fait de souvenirs de voyages, d'objets qui prendront tour à tour de l'importance et feront marcher l'imaginaire des personnages et du public. Un écran en fond de scène sur lequel sont projetés les « témoignages » de Damien filmés en direct, ou des gros plans de certains des objets entassés dans un coin. On est plus dans l'évocation, l'imaginaire, la poésie, que dans le magazine de voyage.
De son périple, l'auteur a rapporté des idées, des mots, des sensations, mais il a aussi capté des sons, réutilisés sur scène (bruit de train, de gare). Les seuls sons qui nous rapprochent du réel de Damien sont les musiques rock. On passe ainsi sans cesse du souvenir ou de l'imaginaire, au réel de l'un ou l'autre des personnages.
Le texte est magnifiquement porté par les acteurs, et particulièrement par Damien Olivier, qui passe avec bonheur du zébulon survitaminé au pierrot tendre. Il fait littéralement exister ce personnage qui porte sur le monde un regard à la fois désabusé et naïf, qui part au bout du monde sans savoir ce qu'il va y trouver et encore moins ce qu'il est parti y chercher. Ce Damien si drôle et si touchant qui n'est plus le même au bout de ces 9000 km, tout comme le regard que le spectateur porte sur lui. Si son transsibérien fait une halte près de chez vous, n'hésitez surtout pas à aller à sa rencontre.
A ajouter au challenge En scène ! de Bladelor