Les mille et une pages
de Somaja
Un livre est un objet mystérieux et une fois qu'il a pris son envol,
n'importe quoi peut arriver.
Paul Auster, extrait de Léviathan
Pour ce rendez-vous anglais des livres dont je n'ai pas parlé, voici deux romans de la très prolixe Anne Perry.
Un Étranger dans le miroir, et Un Deuil dangereux, traduits par Elisabeth Kern.
Il s'agit des deux premiers volumes de la série qui met en scène un nouvel enquêteur très particulier, William Monk.
J'avais découvert Anne Perry grâce à Syl. qui m'avait mis dans les mains le premier volume de la série des Pitt. J'avais aimé, mais pas tant que cette rencontre avec William Monk;
Dire que j'ai aimé est peu dire.
Dans le premier épisode, Un Étranger dans le miroir, William Monk se réveille à l'hôpital, en 1856, après un accident de cab. Il ne sait plus qui il est, n'a plus aucun souvenir de ce qui lui est arrivé. Il apprend juste qu’un policier est venu à l’hôpital et a donné son identité . Serait-il possible qu’il soit un criminel recherché par la police ? En fait il est lui-même inspecteur de police.
La mémoire toujours aux abonnés absents, il retourne au commissariat et cache son amnésie, mais il doit faire des efforts surhumains pour ne pas se faire prendre en défaut par son supérieur qui ne le porte pas dans son cœur, et c’est bien réciproque.
Ce qu’il apprend petit à petit de lui ne lui plaît pas du tout. Il est un excellent enquêteur, intelligent, mais il est craint, peu aimé, prétentieux, aime à paraître dans ses costumes impeccables et bien trop chers pour un simple inspecteur et s’est éloigné de sa famille modeste et sans doute pas assez bien pour lui.
Rapidement on lui donne à mener une enquête sur le meurtre d’un jeune aristocrate, sauvagement battu à mort le jour même où Monk a eu son accident.
L’intérêt de ce roman c'est qu'il nous fait découvrir le personnage principal en même temps que lui. Il n’en sait pas plus que nous, s’interroge sur ce qu’il a pu faire avant son accident, et redécouvre les personnes avec qui il travaillait mais aussi les lieux.
C’est donc avec son regard nouveau que nous entrons dans le monde de l’aristocratie anglaise victorienne et que nous y décodons les mœurs de la noblesse et de la petite bourgeoisie.
Pour son enquête on lui adjoint Evan, un jeune policier que Monk se prend à apprécier et personnage qui reviendra dans les épisodes suivants, tout comme Lady Callandra Daviot, femme intelligente et indépendante et Esther Latterly, jeune bourgeoise qui a été infirmière durant la guerre de Crimée.
Autant dire qu’elle ne craint pas grand chose et surtout pas l’irascible Monk. Leurs échanges seront souvent haut en couleurs.
Finalement l’enquête sur la recherche de la mémoire est plus intéressante que celle de meurtre à proprement parler si ce n’est qu’elles sont toujours chez Anne Perry l’occasion de d’aller fouiner dans cette époque victorienne si particulière et que j’adore.
Dans Un Deuil dangereux, Monk est toujours amnésique, il fait face comme il peut.
L’affaire qui l’occupe est le meurtre d’une jeune aristocrate, veuve d’un officier mort pendant la guerre de Crimée. Le problème c’est que tout semble faire penser que l’assassin fait partie de la maisonnée. Les soupçons se portent sur les domestiques car un noble ne peut pas s’abaisser à pareil horreur bien sûr. Ce volume permet à Anne Perry de faire entrer le lecteur dans le fonctionnement d’une maison telle que celle de Sir Basil Moidore, la hiérarchie des domestiques, les usages des maîtres. C’est passionnant !
En parallèle de cette enquête, on retrouve Hester Latterly, engagée comme infirmière dans un hôpital londonien. Elle a été infirmière pendant la guerre de Crimée, aux côtés de la célèbre et progressiste Florence Nightingale, et habituée à être indépendante. C’est peu de dire qu’ elle souffre de son statut à l’hôpital. Les infirmières y sont aussi peu considérées que des prostituées et ne sont là que pour changer les bandages et vider les seaux. Hester n’en peut plus de ces médecins obtus et ses nerfs sont souvent mis à rude épreuve. Elle sera amenée à aider Monk dans son enquête et ces deux-là passeront leur temps à se chamailler pour notre plus grand plaisir. Tous les deux ont un vrai problème avec l’injustice et l’autorité, ils se ressemblent trop pour ne pas s’opposer sans cesse.
Dans ce deuxième volume, les personnages principaux prennent de l’ampleur, leurs caractères sont plus fouillés et il est passionnant de se promener en leur compagnie dans cette société victorienne que l’auteur décrit avec précision. Elle aborde ici le problème d’une société rigide et ancrée dans ses certitudes, ses habitudes et ses privilèges, que ce soit dans l’armée, en matière de médecine ou de justice. C’est d’ailleurs là l’occasion de faire entrer un nouveau personnage auprès de Monk et Hester : Rathbone, brillant avocat qui ne laissera pas Hester indifférente. Hum, hum…à suivre !
Tous les avis des participants au challenge Anne Perry chez Syl.
Pour ce rendez-vous Missbouquinaix nous parle de E.M. Forster, Edith Wharton et Michel Zévaco.
Dès que je m’ennuie je sauve le monde – Guillaume Guéraud
Non, ne croyez pas que je vais vous parler de moi. Quoi que…parfois, je me dis que je ne ferais peut-être pas plus mal que certains. Mais là n’est pas le sujet, et puis, le collant bleu, la cape rouge, j'avoue...
Non, je veux vous parler d’un petit roman dont le titre m’a attirée. Et quand en plus j’ai vu que l’auteur en était Guillaume Géraud dont je n’ai lu que le très beau mais très sombre Je mouurai pas gibier , je n’ai pas résisté un seul instant. Et j’ai bien fait !
J’y ai rencontré Eugène, un petit garçon qui s’ennuie en classe. Banal, me direz-vous ! Ce qui l’est moins c’est l’univers dans lequel Eugène se réfugie pour échapper aux tables de multiplication et à la maîtresse pas franchement rigolote.
Fréquemment son esprit dérive vers des aventures où il a toujours le beau rôle. Dark Vador a la chair de poule à mon approche. Et les vampires claquent des dents quand ils me voient. Vous voyez, c’est quand même plus palpitant que la table de 7 ! Une fois parti dans sa lutte contre les monstres ou les méchants envahisseurs, il se sent tellement bien Eugène. Certes, c’est moins génial quand la maîtresse le ramène à la réalité et que les autres se moquent de lui.
Ses parents s’inquiètent, l’emmènent consulter un psy, oui, parce que ce n’est pas normal d’être constamment dans la lune comme ça. Mais la réponse du psy ne sera pas celle que les parents attendent, et on en est bien content pour le petit Eugène .
Quand on voit tous ces gamins hyperactifs qui passent leur temps entre l’école, le conservatoire, le match de foot ou la danse, la télé, l’ordi et autres écrans, et qui au final ont un emploi du temps plus chargé que celui de leurs parents, on souhaiterait qu’ils puissent s’ennuyer un peu et devenir comme Eugène, juste un instant, sauveur du monde !
Caïd londonien, Lenny travaille à l'ancienne. Ce qui ne l'empêche pas de savoir à qui graisser la patte et de pouvoir faire pression sur n'importe quel ministre, promoteur immobilier ou malfrat en vue. D'un simple coup de fil, Lenny est capable de soulever des montagnes. Mais comme le lui dit Archy, son fidèle lieutenant, Londres est en train de changer : les mafieux des pays de l'Est, comme les petits voyous, cherchent tous à bouleverser les règles du milieu. Désormais, c'est toute la pègre londonienne, des gros bonnets aux petits poissons, qui tente de se remplir les poches en se disputant le coup du siècle. Mais c'est Johnny Quid, rock star toxico qu'on croyait mort, qui a les cartes bien en main... (source allociné)
Je n'avais vu ni Snatch, ni Arnaques, crime et botanique du même Guy Ritchie, je ne connaissais donc pas son univers,
Et bien, je peux vous dire que c'est déjanté !
Cette histoire alambiquée, c'est le moins qu'on puisse dire, met en scène des escrocs de tous niveaux . De Lenny, parrain londonien (le génial Tom Wilkinson) qui n'hésite pas à faire boulotter par des écrevisses ceux qui font obstacle à ses magouilles immobilières, au mafieux russe flanqué de ses tueurs sans scrupules. Sans parler d'une bande de bras cassés (dont Gerard Butler et Idris Elba) qui dérobe un tableau pour rembourser les dettes qu'ils ont envers Lenny.
magouilleurs, anciens et modernes
Des bras cassés en veux-tu en voilà
Je n'oublie pas une ex-star du rock cocaïnomane, censée être morte, et qui revient mettre la pagaille là où il n'y en avait pas besoin, et cerise sur le gâteau, une comptable véreuse qui manipule tout ce petit monde allègrement.
Les deux trouble-fête
Tout cela est bien alambiqué, je vous le disais, et même si le film se regarde sans déplaisir, il ne restera pas dans mon top 10.
Le rythme, soutenu, tient plus du clip, et l'effet poupées russes avec histoire qui en cache une autre, qui en cache une autre, qui en..., finit un peu par lasser.
Il n'en reste pas moins que certaines scènes sont assez drôles, notamment une course poursuite à pieds qui n'en finit pas, entre un des bras cassés et un tueur russe, et une autre scène supposée être une scène de sexe torride et qui, filmée d'une façon assez étonnante, finit par être vraiment très drôle.
Un autre bon point : Londres. Tout est filmé dans la capitale londonienne et c'est un vrai plaisir que d'y suivre tous ces personnages.
La Couronne verte – Laura Kasischke – traduction de l'américain de Céline Leroy
C'est une tradition. Les lycéens partent s'éclater au soleil en attendant les résultats des examens de fin d'année. Leurs parents ont fait la même chose, ce qui ne les empêche pas de mettre leur progéniture en garde contre les excès de soleil, d'alcool, les dérives de consommation de produits de toute sorte et surtout les mauvaises rencontres. Anne et Michelle, qui se connaissent depuis la crèche, ne font pas exception. Leurs mères respectives leur rebattent les oreilles des dangers potentiels. La mère de Michelle tente de leur suggérer de faire quand même un peu de tourisme et de visiter la pyramide de Chichtèn Itzà, témoin de rites Mayas envers le dieu Quetzalcoatl.
Pas de problème, Anne et Michelle sont deux adolescentes raisonnables.
Elles partent donc avec Terri, qui a rejoint l'inséparable duo quelques années auparavant.
Dans ce récit, on n'entendra pas Terri, plus délurée et qui a opté dès leur arrivée à Cancun, Mexique, pour la plage, les cocktails et les garçons.
On pourrait croire qu'on va lire un énième roman sur la jeunesse américaine écervelée, à la recherche de soit-disant sensations et de jeunes filles en quête de leur première relation sexuelle. On est bien loin de là.
Dès le départ l'auteur annonce qu'il y a eu un drame. Ce drame, le lecteur n'en aura connaissance qu'à la fin du roman, et quel choc ! Impossible à deviner, en tout cas pour moi.
Malgré toutes les recommandations maternelles, on sent bien qu'il va y avoir transgression. N'est-ce pas le passage obligé pour grandir ?
Dans le cas de Terri, on ne sait pas si elle a eu les mêmes mises en gardes de la part de ses parents. Si c'est le cas, elle n'en a cure et dès leur arrivée, elle plonge dans tous les interdits. On sait alors que le drame ne la concernera pas, car elle n'a aucune culpabilité et semble bien dans sa tête et son corps.
Non, le drame se joue avec Anne et Michelle. D'ailleurs seules leur voix se font entendre en alternance dans de courts chapitres. Anne qui parle à la première personne, Michelle à la troisième. C'est déjà un indice.
Ces jeunes filles si raisonnables vont malgré tout assez rapidement se laisser entraîner au temple de Chichtèn Itzà par un parfait inconnu rencontré au bar de l'hôtel. Cet homme, Ander, qui se dit archéologue fascine littéralement Michelle. Est-ce le fait qu'elle croit deviner en lui un père potentiel , elle qui n'a jamais connu le sien et dont sa mère ne lui a jamais parlé ?
Au moment d'escalader la pyramide, Anne refuse d'aller plus loin et laisse son amie partir avec Ander. Son angoisse monte alors que le temps passe et qu'elle ne les voit pas revenir. Son imagination lui fait penser au pire, celle du lecteur fait de même.
De son côté, Michelle vit une expérience mystique intense.
Laura Kasischke maîtrise parfaitement le suspense en menant le lecteur ailleurs avant que le drame n'éclate. C'est tout l'avant du drame qui est intéressant, tout comme l'état d'adolescence parfaitement analysé.
Elle parle ainsi de l'émancipation et de ses risques. Elle insinue le doute partout et de ce voyage initiatique qui a viré au cauchemar, elle réussit à tirer une vraie poésie. Il y a beaucoup de sensualité dans ce récit, que ce soit dans la description de la nature ou des corps. On ressent la chaleur, la brûlure du soleil, la soif. On sent les odeurs de la jungle, de la mer. On prend les couleurs des corps brûlés par le soleil ou de la végétation luxuriante en plein dans les yeux. Une des plus belles scènes où l'auteur sait parfaitement faire émerger les sensations se passe dans la pyramide dans le noir total. Michelle y voit, entend et sent tant de choses qu'elles prennent presque vie sous nos yeux. Cette scène est également très anxiogène. Elle précède le drame qui ne sera encore une fois pas là où on l'attend.
Je ne peux donc que recommander ce roman pour sa construction – l'auteur nous plonge dans la tête des protagonistes, pas d'explications, pas de pathos - , et pour l'écriture maîtrisée et poétique.
C'est un beau roman d'apprentissage.
C'est le premier roman que je lis de Laura Kasischke, mais pas le dernier.
La Peine du menuisier – Marie Le Gall
Roman gagné à la sueur de mon front chez dame Asphodèle.
La Peine du menuisier est un texte autobiographique dans lequel Marie Le Gall met en scène son double – Marie-Yvonne – de l'enfance à l'âge adulte.
Non désirée, elle naît malgré tout – malgré tous – dans la rudesse du Finistère nord des années 50, et dans la rudesse d'une famille enfermée dans les silences, les non-dits et peuplée de fantômes.
Née en 1955 de parents déjà âgés, elle a une sœur de 19 ans son aînée, Jeanne, malade mentale.
L'ambiance est lourde, c'est peu de le dire. La mort est partout : dans les photos de ceux dont on ne parle pas, dans les silences, jusque dans la proximité géographique du cimetière. Cette petite fille ne sait pas mais a l'intuition d'un drame ou d'un secret lié au passé.
Son père, ouvrier à l'arsenal de Brest est un taiseux, un taciturne. L'aime-t-il ? Impossible à dire. Ce taciturne qu'elle n'appellera jamais autrement que le Menuisier ne lui parle jamais, ne la touche pas.
Finalement, pour comprendre son histoire, l'auteur devra comprendre l'histoire de ce père et de tous les morts de sa famille.
Ce n'est que bien plus tard, après la mort de son père, qu'elle découvrira la vérité, en lisant le livret militaire du Menuisier. Alors qu'elle n'a jamais eu connaissance que de 9 enfants, il y est fait mention de 10 enfants. Qui est cet oncle dont personne n'a jamais parlé ?
Elle finira par comprendre pourquoi parler était impossible pour son père.
L'auteur décrit très bien la rudesse de la vie dans la France rurale des années 50. Il y a également de très belles descriptions de la Bretagne, de son climat. On sent son attachement à cette terre familiale.
Pourtant, j'ai eu un peu de mal à entrer dans cette histoire, si intime qu'elle met le lecteur légèrement à distance. J'ai souvent eu l'impression d'être voyeuse. J'ai regardé avec étonnement et souvent incompréhension cette petite fille tellement fascinée par la mort qu'elle va jusqu'à passer des heures à regarder des os dans un cimetière. Cette obsession morbide, celle du personnage et donc de l'auteur, m'a frustrée d'empathie pour les personnages.
Bizarrement, ce récit qui livre une intimité familiale à des étrangers (les lecteurs), semble dénué d'émotion. C'est sans doute dû au style, dans fioriture, presque clinique.
Il n'est reste pas moins qu'il s'agit là d'une très belle évocation de la figure paternelle, et que Marie Le Gall lui rend un bel hommage.